Dans notre article précédent, nous avons effleuré à nouveau le problème de la spéculation des terrains nazairiens au 19ème siècle.
Saint-Nazaire s’est développé en quelques années par la création de son port, apportant richesses aux propriétaires des terrains avoisinant l’anse où l’on le creusa. Dans les abords immédiats, les grands propriétaires étaient, en 1850, les frères François-Louis-Marie (1790–1858), et Joseph-Marie-François (1788-1860), Galliot de Cran avec le domaine du Bois Savary héritage de leur père qui l’avait rachetée au héritiers du marquis de Sesmaison en 1804 ; Aimable-Geneviève Tahier- Kervaret, (1801-1866), héritière par sa mère du Domaine du Parc à L’Eau ; la famille Girard de La Cantrie qui avait acquise le domaine du Prieuré à la Révolution ; la famille de Kermasson de Kerisac propriétaire du domaine du Lin depuis le début du 18ème siècle, par héritage de la famille Martin. Ces familles, et les quelques petits propriétaires du secteur, (concentré sur le secteur de La Ville Halluard), entreprirent une spéculation effrénée de leurs terrains, surexcitée parles hauts prix alloués en 1857 par le jury d'expropriation pour l'établissement de la gare du chemin de fer. Ils demandèrent de 40 à 100 francs du mètre-carré. Cette spéculation s’étendit à un périmètre qui devait être celui des fortifications initialement projetées, et dont le tracé « côté terre » correspond aux boulevards de ceinture du centre-ville, (Lesseps, Hugo…), ce qui concernait les domaines de Toutes-Aides aux Belliot ; La Ville au Fève à la famille Delange ; La Briandais aux Cornet et David ; et Le Sable dont nous allons parler plus longuement.
La spéculation fut une des premières causes qui paralysa le premier développement de Saint-Nazaire, avec les interruptions imprévues et l’administration de la municipalité par des gens incompétents, c'est-à-dire René Guillouzo[1] devenu maire « sur une méprise » en 1848, et la mauvaise volonté de l’ingénieur Paul Leferme à qui l’on demanda de dessiner les plans de la ville alors qu’il ne voulait que s’occuper du port, estimant que c’était à la Municipalité de gérer les aménagements.
Une mauvaise communication fit aussi qu’on éleva les premiers immeubles d’habitation à plusieurs centaines de mètres du bassin, alors que les besoins de développement étaient qu’on les édifia dans le voisinage même du port. Il y eut ainsi durant une décennie un no man's land, entre le port et le centre de la nouvelle ville qui se développa suivant au-delà du tracé de la rue de Nantes (aujourd’hui Auriol). Saint-Nazaire, entre 1848 et 1895, était ce que les urbanistes nomment « mitage », c'est-à-dire des bouquets de construction disparates le long de voies tracées dans un périmètre pourtant restreint. Cette urbanisation fut d’autant plus regrettable qu’elle ne s’accompagna pas des structures nécessaires à l’acheminement de l’eau, ni d’égout. Les logements, incommodes, tant pour les ouvriers que pour les bourgeois, ne suivaient au demeurant pas un cahier des charges commun, ce qui fit que des immeubles haussmanniens voisinaient avec des taudis. Grand exemple de ce mitage, le domaine du Bois-Savary ayant été vendus par les héritiers collatéraux du dernier frère Galliot de Cran, il se trouva constitué en une société nommée Salamanca fondée en 1868. On y traça des rues, mais les îlots peinèrent à se lotir jusqu’en 1930.
Saint-Nazaire vers 1865.
On distingue le tracé des rues et places autour de terrains vides de bâtiment...
La spéculation la plus spectaculaire fut celle entreprise par Alphonse Cézard, et a été soigneusement documentée par René de Kerviler dans son « Histoire du Port de Saint-Nazaire » publiée en 1892.
Alphonse-Léopold-Nicolas-Louis Cézard, industriel d’origine lorraine, né le 20 février 1831 à Batavia aux Indes-Néerlandaises, (aujourd’hui Jakarta capitale de l'Indonésie). L’arrivée à Saint-Nazaire en 1857 de ce protestant, ce qui sous le Second-empire était pire qu’être juif, fils d’un armateur et raffineur sucrier, petit-fils d’un boulanger devenu « marchand mercier » grossiste des armées durant la Révolution, dérangea. Il est vrai qu’il se fit bruyamment remarquer par l’acquisition des domaines et manoirs nazairiens de Heinlex-Rohan, de la famille Havard-Duclos, et du Sables, d’Emmanuel Plessix[2]. Faisant raser Heinlex pour le remplacer par le petit château en brique et pierre qu’on voit encore, il ne toucha pas manoir féodale du Sable, heureusement toujours préservé, et plus ancienne habitation nazairienne encore existante, car remontant au début du 15ème siècle[3], mais il prévue de lotir l’ensemble du domaine, dont les dunes qui bordaient le Grand Traict. Il tenta aussi de se faire élire aux législatives de mai-juin 1863. Milliardaire, comme tous les raffineurs de sucre, (Say, Beguin, et Lebaudy), il fonda en juillet 1864 une entreprise Londres, la Saint-Nazaire Company limited, au capital astronomique de 600.000 livres sterling, elle-même actionnaire fondatrice à partir de 1865, de la Société de commerce de France, entreprise maritime au capital de 6 millions de francs, elle-même actionnaire de la Société des Crédits Généraux de Saint-Nazaire au capital de 2 millions de francs, fondée, en 1865 dans le but de lotir le domaine du Sable dont l’administration fut confiée à son frère Louis Cézard, et dont les autres actionnaires étaient le comte de Lopinot, monsieur Lucassen et monsieur Bye Colchester.
En 1865 Alphonse Cézard, propriétaire de terrains, agissant au travers de ses trois sociétés écrans, proposa à la municipalité la réalisation d’un quartier sur 450.000 m² de terrains, réparties en 84 îlots de bâtiments d’habitations de toutes classes, délimité à 33 rues, doté de 5 grandes places, d’un parc luxuriant, et de tous les bâtiments nécessaires à la vie de la population et des administrations. Alphonse Cézard proposa en sus de céder gratuitement à la ville tous les terrains nécessaires à l'établissement des voies publiques, places et squares ; d'exécuter à ses frais le perré de protection de la dune et les escaliers de service du quai-boulevard du front de mer (qu’on aurait baptisé Napoléon III) sur 1 km ; de contribuer à la construction de l'église (rappelons qu’il était protestant) ; d'exécuter à ses frais, « dans des délais déterminés, ou à sa convenance dans certains cas », les halles, l'abattoir, la distribution d'eau, les bains et lavoirs, le théâtre, le grand hôtel, la bourse, le tribunal de commerce, le tribunal civil, la sous-préfecture, le collège et la caserne… à charge par la ville de concéder à perpétuité à sa compagnie les terrains appartenant à la commune dans le quartier à créer, le privilège du service de l'eau pour quatre-vingt-dix-neuf ans, l'exploitation des principaux lieux publics pour trente ans ; de faire ou de terminer le plus promptement possible le réseau général des égouts, les travaux d'éclairage ou d'assainissement et d'entretien des rues et voies publiques comprises dans les terrains appartenant à la compagnie ; et enfin d'exempter des droits de douane et d'octroi les matériaux employés dans les constructions nouvelles.
Mais outre la méfiance que suscitait le personnage, les élus et la préfecture se demandèrent qui voudrait venir acheter des logements sur plan, et venir y vivre. Cézard avait anticipé, par l’intermédiaire de sa Société de commerce de France, il comptait faire de Saint-Nazaire son port principal, et à court terme un port franc pour ses navires, projetant de faire de Saint-Nazaire le grand marché des chargements flottants et comme le grand entrepôt du Sud et du Nord. Cézard avait dans les ports d'Europe ainsi que dans les colonies, de puissantes relations commerciales, et possédait à Java trois maisons de commerce ayant une clientèle maritime d'une centaine de mille tonnes[4]. Les élus applaudirent et signèrent pour accord.
Les dessins du projet furent publiés dans tous les journaux et revues de l’époque, dont Le Monde illustré du 15 avril 1865, dithyrambique sur le devenir du port, s’extasiant du fait que la commune avait atteint en 20 ans 15.000 habitants, (en réalité on avait dépassé les 18.000), mais soulignant cependant que « […] il ne faut pas croire que Saint-Nazaire avec ses quinze mille habitants soit déjà une ville, elle n’en a même pas l’apparence, elle n’est qu’un assemblage de maison avec une église, une mairie et une salle d’asile sans halles, sans marchés, sans théâtres, etc. C'est-à-dire que rien n’existe, tout est à faire. »
Le projet Césard dans Le Monde Illustré du 15 avril 1865.
On n’avait cependant pas tenu compte que pour la réalisation d’un tel chantier, il eut fallu 50.000 ouvriers, que l’on aurait dû faire camper sous des abris provisoires faute de logements.
Cent-mille francs furent investis pour l’édification de digues, de chaussées d'empierrement, de trottoirs, d’ouvertures de rues et travaux généraux. Les terrains achetés par les investisseurs pour une somme de 6 à 15 francs étaient cotés dans l'actif de 60 à 120 francs, et l'on établit que la Société des Crédits Généraux, en joignant aux bénéfices réalisés sur les terrains les produits des différents services d'utilité publique, devait recouvrer intégralement son capital dans un bref délai et réaliser un bénéfice de 5 millions en peu d'années.
Un autre frère d’Alphonse, Nicolas Cézard fut nommé administrateur et président honoraire du conseil d'administration en mai 1865. Louis Cézard démissionna de son poste d'administrateur de la Société des Crédits Généraux de Saint-Nazaire en octobre 1865, cette démission en fut acceptée par le Conseil de l’entreprise que le 30 avril 1866, cependant Alphonse Cézard le remplaça dès octobre, puis donna à son tour sa démission par lettre sa démission le 2 novembre 1865. Léonce Cézard, encore un frère, fut nommé administrateur conjointement avec monsieur Suermondt, le marquis de Vaugiraud, le baron Brenier, et messieurs Ruys, Lefebvre-Duruflé, Leroy de Saint-Arnaud, Roman, et Gossin… et en juillet 1866, la Société des Crédits Généraux de Saint-Nazaire fut déclarée en faillite, avec rapidement celle Société de commerce de France. Le capital annoncé par chacune était purement spéculatif !
Il y eu un retentissant procès, Alphonse Cézard fut attaqué par ses associés Pilon, Perthuy et Derrien. Alphonse fut défendu par l'avocat nantais Edouard-Auguste Bonamy, et accusa ses anciens associés « de manœuvres frauduleuses dans le but de le ruiner » !
Mais le montage était si bien fait, que le tribunal déclara nulle la responsabilité de la Société des Crédits Généraux de Saint-Nazaire et d’Alphonse Cézard avec ses frères, envers ses actionnaires le 28 mai 1869. Les petits porteurs d’action en furent pour leurs frais, les Nazairiens maudirent à jamais Alphonse Cézard, et le sable du Grand Traict recouvrit rapidement les trottoirs de l’amorce de boulevard digue qu’on recouvrit finalement par l’actuelle front de mer en 1888.
La Société des Crédits Généraux de Saint-Nazaire disparue, ruinant plusieurs actionnaires, sans qu'Alphonse Césard et ses frères, eux aussi impliqués dans la spéculation, furent inquiétés. La Société de commerce de France survécut et resta propriétaire du domaine du Sable. L'affaire fit long feu, car c'est seulement en 1873 que le tribunal de Paris procéda à la mise en vente, en deux lot, de ensemble du domaine du Sable le 29 mai 1873. La vente fut annoncée dans la presse le 15 mai 1873. le premier lot comportait 4230.551 m² de terrain, soit un peu plus de 42 ha, et le second le manoir avec 8.780 m² de terrain. les frère Bessard du Parc s'en portèrent acquéreurs, il n'arrivèrent pas à lotir eux aussi le domaine, et durent le revendre en 1883 au prince de Béarn qui fit tracé de nouvelles voies, et arriva à vendre certains terrains ou en échanger avec la Commune. Ses héritiers revendirent à Aymé Duquaire, un lyonnais qui paracheva finalement l'entreprise et permis en 1924 à la municipalité de devenir propriétaire du manoir, mais aussi en 1930 des rues du lotissement constitué en société sous le nom de Lotissement du Sable. C'est ce quartier qu'on surnomme « La Havanne », bien que son nom soit Le Sable, et que La Havane n’est que celui de sa plus longue rue. Précisons aussi que ce quartier s’étant en réalité jusqu’à la bordure du Grand Marais, aujourd’hui asséché pour faire place au Parc Paysager, que l’achèvement du lotissement c’est fait en 1934, et que jusqu’à la guerre, les rues de ce vaste quartier n’étaient pas pavées ou revêtues d’asphalte et dotées que partiellement d’éclairage. Les habitants se plaignirent en 1937 auprès de la Municipalité de l’état de leur voirie, et c’est finalement durant les opérations de la Reconstruction que s’accomplirent les demandes.
Alphonse Cézard avait quitté la ville dès 1866 en vendant Heinlex à Henri Duval, le fondateur de l’Usine à Gaz, mais ce n’est qu’en 1883 qu’il arriva à vendre le domaine du Sable à un autre investisseur. Il décéda le 17 février 1892 au château de La Touchelais à Savenay, (site de l'hippodrome), après avoir fondé dans cette ville une fromagerie, et avoir marié ses enfants dans les meilleures familles.
Toutes ses spéculations firent que les industriels nantais ne vinrent pas s’établir à Saint-Nazaire comme on l’avait espéré, et l’industrie navale ne put se développer qu’avec l’acquisition des terre-pleins conquis sur l’estuaire par les déblais des bassins à flot, pour une redevance annuelle de 50,000 francs 25 hectares de terrains.
On comprend ainsi pourquoi Auguste Amaury dans son guide touristique Itinéraire de Nantes à Saint-Nazaire, publié par Hachette en 1858, traita Saint-Nazaire de « San Francisco », et de « Petite Californie bretonne », au sens le plus péjoratif que cela sous-entendait à l’époque[5],
[1] http://saint-nazaire.hautetfort.com/archive/2012/07/05/notes-du-la-famille-guillouzo.html
[2] À propos d’Heinlex-Rohan : http://saint-nazaire.hautetfort.com/archive/2012/06/14/le-chateau-de-heinlex-troisieme-partie.html ; du Sable : http://saint-nazaire.hautetfort.com/archive/2012/06/26/la-maison-noble-du-sable-seconde-partie.html
[3] http://saint-nazaire.hautetfort.com/archive/2012/06/26/la-maison-noble-du-sable.html
[4] Il y possédait aussi 7 plantations.
[5] http://saint-nazaire.hautetfort.com/archive/2019/03/19/saint-nazaire-petite-californie-bretonne-6137164.html