Dans les années 1990, il n’était pas rare que des personnes âgées, dont les familles résidaient à Kerlédé depuis plusieurs générations, mentionnent « des soldats polonais de Napoléon habitant le manoir ». Ce souvenir nébuleux, qui ne se recroisait pas dans les archives, se concentrait sur un homme d’un âge avancé, qui, au début du Seconde Empire, ancien militaire, portant une croix militaire au côté, et que de nombreux anciens officiers et révolutionnaires polonais venaient visiter.
Le manoir de Kerlédé à disparu depuis longtemps, remplacé par le supermarché LIDL. (voyez son histoire ici : http://saint-nazaire.hautetfort.com/archive/2012/06/29/la-maison-kerlede-et-la-metairie-de-la-paquelais.html et la http://saint-nazaire.hautetfort.com/archive/2012/06/29/la-maison-noble-de-kerlede-deuxieme-partie.html)
Le recensement de 1850-51, comporte dans le relevé de Kerlédé, cinq personnes portant trois patronymes mal orthographiés, trois noms polonais. Deux fillettes sont désignées françaises, car nées en France ; trois adultes sont désignés comme étant de nationalité polonaise, dont un homme avec la mention « réfugié polonais ». Cet homme est l’un des héros de la révolution polonaise de 1830, et plus précisément du soulèvement de Lituanie : Józef Rymkiewicz.
Né en 1798 à Šiauliai, en Lituani, dans une famille noble, Józef Rymkiewicz est lieutenant quand, les Polonais de Lituanie et du Royaume polonais du Congrée, états propriétés de la couronne russe depuis le Congréé de Vienne en 1815, se soulèvent contre la puissance occupante entre le 29 novembre et le 1er décembre 1830, inspiré par la Révolution française de Juillet précédent, qui a entraîné un printemps des peuples.
Armoiries Rymkiewicz
(Wikimedia Commons)
Au sein de cette armée d’insurgés, Józef Rymkiewicz accède au grade de colonel d’artillerie et se voit décoré par le Gouvernement national polonais autoproclamé, le 3 mars 1831, de la croix de l’Ordre militaire de Virtuti Militari, le même jour qu’Alexandre Walewski, fils de Napoléon.
Mais les indépendantistes polonais sont écrasés en juin 1831. Ordre est donné par Saint-Pétersbourg d’emprisonner les officiers insurgés et de piller de tous les villages où la population s’est soulevée. Des milliers de personnes sont massacrées, et un pogrom général s’abat sur les populations juives.
Józef Rymkiewicz s’enfuit avec son épouse en novembre 1831, Marie Staniewicz, née en 1804, l’une des plus riches héritières du district de Rosień, et leurs deux filles : Anne, née Šiauliai, le 26 juillet 1823 ; et Irène, née en 1830.
Ils s’enfuient accompagnée par le frère de Marie, Ezekiel Staniewicz (1796-1855), maréchal de la noblesse du district de Rosień, chef du district de Rosieński lors de l'insurrection de novembre 1830. Le 10 avril 1831, à la tête de son unité insurgée, Ezekiel Staniewicz s’était emparé de Rosenie, chevalier de l'Ordre des Virtuti Militari le 15 septembre 1831.
Ezekiel Staniewicz
Ils séjournent un temps en Prusse, puis gagnent la France.
Józef Rymkiewicz s’établit à Nancy avec son épouse et ses enfants, ville où une importante communauté polonaise fait souche. Ezekiel Staniewicz va à Paris, où il est élu au Comité national de Pologne et des territoires occupés 28 août 1832. A l’automne 1833, ses activités politiques font que le gouvernement de Louis-Philippe lui demande de quitter la capitale. Il rejoint alors les Rymkiewicz à Nancy. La famille n’a alors aucun papier, ils ont fui sans passeport, et à l’époque les cartes d’identité n’existent pas, on prouve son identité avec son acte de naissance, son acte de mariage, son livre militaire ou de famille. Ils sont donc obligés de faire établir par un juge de Paix de Nancy des actes de réputations sur la foi de témoins.
C’est à Nancy qu’Anne Rymkiewicz épouse, le 8 septembre 1842, Ludwik Klemens Wierciński, qui a francisé son identité en Louis-Clément de Wiercinski. Capitaine d’artillerie, chevalier de l’Ordre militaire de Virtuti Militari, il est lui aussi réfugié après avoir participé à l’insurrection. Il est né sur le domaine de son père, Télézyncé, en voïvodie de Volhynie, territoire ukrainien que les Polonais avait annexé avant de l’être eux-mêmes (redevenu depuis ukrainien). Son père, Józef Wierciński, noble propriétaire terrien, est emprisonné en Russie pour avoir financé la révolte. Sa mère, Ursule Gizycka, et morte en 1827.
Signatures de l'acte de mariage d'Anne
Tous déménagent peu après. On les retrouve à Paris en 1843. Anne et Louis-Clément ont deux filles : Marie, née en 1843 ; et Xavera, née en 1847.
Ezekiel Staniewicz part en 1844 pour Bruxelles, où il finit sa vie.
Louis-Clément de Wiercinski s’engage dans le Comité révolutionnaire polonais, mouvance de la Société de Lituanie et des Terres russes. Il est expulsé avec interdiction de séjourner à Paris, en août 1849. Il s’enfuit avec son épouse, et confie leurs filles à leurs grands parents.
Józef Rymkiewicz s’établit alors à Saint-Nazaire avec son épouse, sa fille Irène, et les deux filles de sa fille Anne. Il loue à Emile Lasson le manoir de Kerlédé, une vaste maison au centre d’un corps de ferme en U. Monsieur Lasson a acheté la propriété en 1849 pour sa fille qui a épousé le pharmacien François Guillet, propriétaire de la plus grande officine de la ville, à l’angle de la place du Bassin, les Guillet ont un appartement en Ville et pour maison de campagne, le domaine viticole de Ker Aimée à Bonne-Anse (actuelle propriété Delemarre).
Józef Rymkiewicz et les siens reçoivent beaucoup de révolutionnaires polonais à Kerlédé, ce qui intrigue les rares voisins, et leur vaut la surveillance de la police. Il est autorisé par le gouvernement russe à revenir en Lituanie en 1858. On perd ensuite sa trace et celles de ses filles et petites filles.