Le commerce triangulaire, instauré par Louis XIV, est à l’origine de la Traite négrière française. Nantes fut l’une des villes à vivre de ce commerce qui consistait à envoyer des marchandises manufacturées sur les côtes africaines, où ils étaient entre autres échangés contre des humains à la peau noire que les marchands magrébins[1] ou les chefs de tribus côtières de l’Ouest de l’Afrique, mais aussi de l’Est, avaient réduits en esclavage après les avoir capturés dans les terres. C'est ici un point abominable de l'Histoire africaine, durant des siècles des peuples des l'Afrique-Noire vendirent aux étrangers, qu'ils soient du Maghreb, du Proche-Orient ou de l'Europe de l'Ouest et des colonies d'Amérique, des prisonniers de guerre issus d’ethnies rivales, des victimes de razzias, et des personnes jugées coupables d’adultères. Si un jour vous visitez le mémorial de la Route des esclaves à Ouidah au Benin, vous y apprendrez qu'au marché aux esclaves qui s'y tenait, que « 1 pipe valait 5 esclaves, 1 bouteille d’alcool 10 esclaves, 1 canons 15 hommes ou 21 femmes ». On vous y montrera aussi l'emplacement de l'Arbre de l'oublie, un arbre disparu autour duquel les femmes faisaient neuf tours, et les hommes sept, en signe d'adieu à leur continent. Embarqués de force sur les navires occidentaux, ils étaient ensuite vendus dans les colonies d’Amérique, territoires du Royaume sous administrations privées, où ils se retrouvaient presque tous réduits à des travaux de força dans les plantations, plus rarement à des travaux ménagers dans des conditions de traitement pas plus enviables.
Les esclaves des colonies du Roi de France ne connurent jamais l’Europe, à quelques exceptions, dont Saint-Nazaire fut témoin pour trois cas, car, outre le fait que Saint-Nazaire était déjà durant l'Ancien-Régime l'avant port de Nantes, le commerce triangulaire nantais rayonna aussi sur Saint-Nazaire, Paimboeuf, et Le Croisic.
Philippe :
Acte de Baptême de Philippe, Archives de Saint-Nazaire
Le 9 mai 1728, le père André Moyon, curé de Saint-Nazaire, donna le baptême à un adolescent « d’environs 16 ans », natif de l’Illinois. Désigné comme « négre » dans l’acte, était né esclave dans ce qui était alors encore une colonie française d’Amérique rattachée à la Louisiane, et administrée par la Compagnie d'Occident.
Son arrivée en Bretagne est due probablement au transport de son propriétaire, qui, même si l’acte ne le précise pas, doit être celui qui se désigne comme son parrain, messire Philippe Anthoine Préval, major de milice, dont l’épouse devait certainement être celle qui fut la marraine de l’adolescent, la demoiselle Elisabeth Duplessis. Aucun des deux n’était de Saint-Nazaire ou de sa région, pas plus que les huit autres signataires de l’acte, dont le révérent père Simon de Rennel, « prédicateur missionnaire », c’est-à-dire un jésuite, originaire de Lorraine, qui fut chargé de présenter Philippe au père Moyon. On peut donc supposer qu’il s’agit d’un débarquement depuis un bateau venu des colonies d’Illinois, qui attendait dans la rade la marée haute pour débarquer à Nantes. Attendu que Philippe avait presque l’âge adulte, le père Moyon appliqua la procédure de l’interrogation sur les mystères de la Foi catholique, afin de déterminer s’il avait reçu l’enseignement nécessaire pour intégrer la communauté catholique. L’ayant trouvé « suffisamment instruit », le père Moyon donna le baptême.
Donner le baptême aux esclaves était dans les colonies françaises un acte relativement rare, car si on leur enseignait l’évangile, leur condition d’esclave paraissait incompatible avec la qualité de Chrétien qui sous entendait une condition de liberté en terre chrétienne. On accordait le baptême à ceux-ci quand ils étaient transportés dans les états de la Couronne de France, car seuls les catholiques pouvaient y vivre, et que suivant une ordonnance du roi Henri II, toute personne entrant dans les états de la Couronne devenait automatiquement le sujet du Roi de France, ils étaient donc automatiquement libres. Cela fut nuancé plus tard avec la notion de nationalité, qui obligea à demander la naturalisation au cours du 18ème siècle, mais dans l’absolu, celui qui naissait dans les colonies françaises était sujet français, même s’il était esclave et dépendant des règlements de la colonie. Dans cet univers hypocrite où des territoires étaient conquis au nom d’un souverain, mais administrer par des sociétés qui étaient libres de pratiquer les Lois qu’elles désiraient, du moment qu’elles ne furent pas en contradiction avec les édits royaux, les ailes du paradoxe étaient peu écartées.
Philippe, à qui on n’accorda pas de nom de famille, mais dont l’usage faisait de lui un Préval, fut donc libéré par le Droit au moment où il posa le pied sur le sol de Bretagne. Cependant, s’il avait plu à Philippe Anthoine Préval de le renvoyer en Illinois ou dans n’importe quelle colonie, Philippe aurait retrouvé immédiatement sa condition d’esclave, et aurait du bénéficier d’un acte d’affranchissement pour être réellement libre.
Le nom de Préval se rencontre encore en Haïti, on peut donc supposer que Philippe-Anthoine Préval soit reparti aux colonies et que lui, ou sa descendance, se sont établis à Saint-Domingue après que le traité de Paris de 1763 céda l'Illinois à la Grande-Bretagne, et que les Préval d’Haïti sont de son sang, ou des descendants d’affranchis qui ont pris le nom de leur ancien propriétaire pour patronyme. Nous ne pouvons que supposer, car le destin de Philippe nous est hélas inconnu.
Jean Louis :
Acte de Baptême de Jean Louis, Archives de Saint-Nazaire
Philippe n’est pas le seul jeune esclave à se retrouver baptisé à Saint-Nazaire. Le 12 mars 1750, c’est un enfant « d’environ 12ans », natif de Guinée, que l’on a nommé Jean Louis, qui fut baptisé en l’église de Saint-Nazaire. Son propriétaire, désigné hypocritement comme son maître dans l’acte, comme s’il en était juste un valet, est le négocient, capitaine de navire et armateur croisicais, est Jean Bocandé[2], (Le Croisic21 avril 1704 - Le Croisic 14 février 1780), actionnaire de la Compagnie de Guinée, l'une des plus importantes sociétés de la traite négrière et du commerce triangulaire du pays nantais, fournisseur d’esclaves à l’île de Saint-Domingue. L’enfant fut certainement rapporté en cadeau à l’épouse de Jean Bocandé, née demoiselle Ursule Le Maugen, (Le Croisic 9 janvier 1703 - Le Croisic 9 décembre 1788). Il était en effet à la mode d’offrir « un négrillon » à sa femme, sa maitresse, ou à une dame de la noblesse dont on espérait une faveur. L’enfant était alors déguisé en page coiffé d’un turban, et servait de valet et de garçon de compagnie, généralement il avait charge des animaux de compagnie de la dame, et se devait de la distraire par ses jeux ou des pitreries. A l’âge adulte, débarrassé de son turban, revêtu d’une livrée, il était relégué comme valet pour monsieur, où devenait valet de pied pour la maison, chargé du vestiaire, summum du chic de l’époque. Pour un homme richissime comme Jean Bocandé, armateur négrier dont les navires accostaient à Paimboeuf, ce qui explique le choix de Saint-Nazaire comme lieu de baptême pour Jean Louis, il convenait de se plier à cette mode qui perdura jusqu’à la Révolution, car, outre madame du Barry à qui on offrit Zamor, la reine Marie-Antoinette reçu Amilcar, dont elle se débarrassa aussitôt en l’affranchissant et en l’envoyant comme son pupille dans une pension[3].
Le destin de Jean Louis nous est inconnu, mais tout laisse à supposer qu’il fut le valet d’Ursule Bocandé, qui fut aussi sa marraine. Le parrain fut un Nazairien, René Galliot, sieur de Cran, (Saint-Nazaire 1693 – Saint-Nazaire 8 février 1772), avocat à la cour, sénéchal de Saint-Nazaire et de Marcein, subdélégué de l'Intendance à Saint-Nazaire et marguillier, membre de la confrérie Saint-Nicolas de Guérande[4]. Un homme considérable alors dans la petite ville. L’acte de baptême comporte aussi les signatures de quatorze témoins, membre des bourgeoisies de Saint-Nazaire et du Croisic, on y déchiffre notamment celles de Catherine-René Moyon, (1726-1795), épouse de Joseph du Bochet, (1722-1757), fille du seigneur des Boexières[5] ; de Jean-Olivier Kermasson, seigneur de Kerisac, (en 1689- Saint-Nazaire 18 mars 1754), notaire et procureur de la juridiction de Saint-Nazaire ; Un cousine, Jeanne Bocandé, épouse Guiheneuc, (Saint-Nazaire 18 novembre 1706 - Saint-Nazaire 27 octobre 1787), celle de Renée Walsh[6], (Saint-Nazaire 24 janvier 1697 – Saint-Nazaire 24 juillet 1782), d’une famille irlandaise implantée au Croisic et à Saint-Nazaire, parente de l’armateur négrier Antoine Walsh de Nantes actionnaire de la Compagnie de Guinée, Renée Walsh fut l’une des chevilles de l’équipée de prince Charles Stuart[7], dont l’époux, René Guisnel est aussi signataire ; on lit aussi la signature d’un Leray, autre cousin nazairien des Walsh… et une Nazairienne non identifiée, Geneviève Le Breton, qui l’on retrouve trois ans plus tard dans un autre acte de baptême d’esclave.
Jean-Baptiste Ambroise :
Acte de Baptême de Jean-Baptiste », (étalé sur deux pages), Archives de Saint-Nazaire
Le troisième et dernier esclave qui fut baptisé à Saint-Nazaire, le fut le 15 janvier 1753 « avec permission verbale de l’évêque de Nantes ». C’est Jan Baptiste Ambroise, « âgé d’environ 10ans », qui eut pour parrain Bonaventure-Ambroise Lorieux, sieur de La Mainguisserye, seigneur de Tréballe en Saint-Nazaire[8], (Saint-Nazaire 1er décembre 1720 - Saint-Nazaire 5 décembre 1782), avocat, époux de Julienne David de Drézigué, (sœur du maire du Croisic exécuté durant la Révolution), et pour marraine, celle à qui l’enfant était probablement destiné, Marie Masson, (Saint-Nazaire 6 juin 1728 - Saint-Nazaire 3 avril 1759), épouse du capitaine de navires marchands René Michon, (originaire de l’Ile d’Yeu), et sœur du capitaine de navires marchands Jean Masson, (Saint-Nazaire 19 septembre 1720 - Saint-Nazaire 12 avril 1786), signataire de l’acte. On retrouve comme autres signataires Renée Walsh et Jean-Olivier Kermasson ; le vicaire Sébastien Bureau de La Bessardière, par la suite recteur de la paroisse et premier maire de Saint-Nazaire ; et Geneviève Le Breton.
Encore une fois nous ignorons ce qu’il advint de ce garçon, il semble être encore vivant à la mort de Marie Masson-Michon, décédée quelques jours après avoir mis au monde une fille, Marie-Anne Jeanne-Renée Michon vivante en 1767, mais rien ne prouve que René Michon, remarié en 1766 avec Marie Tourbe, dont il eut une descendance à Saint-Nazaire, où il décéda le 7 septembre 1813, ait gardé le garçon à son service. Il est possible que Jean-Baptiste Ambroise fût confié à Jean Masson ou qu’il soit décédé avant d’atteindre l’âge adulte. Il a cependant vécu un certain temps à Saint-Nazaire, car la mémoire nazairienne garde le souvenir d’un valet noir qui aurait vécu jusqu’à au moins ces 30 ou 35 ans en ville et qui de fait pourrait être Jean-Baptiste Ambroise.
[1] Les magrébins, qu’on désignait comme « barbaresques », procédaient à la piraterie et réduisait à l’esclavage aussi des Européens, qu’ils proposaient généralement à la revente aux ordres de Saint-Jean de Jérusalem (chevaliers de Malte), ou à l’ordre de la Très-Sainte-Trinité pour la rédemption des captifs, (ordre des Trinitaires), ou à celui de Notre-Dame-de-la-Merci (ordre des Mercédaires). Cependant certains de ces captifs blancs finissaient au service des beys ou des sultans marocain ou ottoman, et les femmes jeunes dans les harems. Les noirs non vendus aux étrangers étaient cantonnés à des fonctions de serviteurs de conditions inférieures. Les plus jeunes pouvaient s’ils avaient de la chance d'être formés pour devenir soldats des armées des sultans, où pire, être confié à des moines coptes en Egypte, qui procédaient à leur châtrage, (un musulman n’ayant pas le droit de mutiler un homme), « opération » à laquelle peu d’enfants suivaient.
[2] Il fut aussi conseiller du roi, miseur en titre de la ville et communauté du Croisic en 1756.
[3] Zamor devint à la Révolution membre du Club des jacobins, inventa des pamphlets sur madame du Barry qui le renvoya de son service. Il s’en vengea en la dénonçant au Comité de Salut Public, la condamnant ainsi à mort. Emprisonné par les révolutionnaires, il subsista en jouant du violon dans des soirées, et décéda dans la misère, détesté de tous, le 7 février 1820. Amicar, devenu par volonté de la Reine Jean Amicar, fut à la Révolution pupille de la Nation, au titre de victime de l’esclavage, il décéda à l’âge de 14ans en mai 1896.
[4] Le concernant, lui et sa famille, voyez : http://saint-nazaire.hautetfort.com/archive/2012/06/27/la-famille-galliot-de-cran.html
[5] http://saint-nazaire.hautetfort.com/archive/2014/06/12/famille-moyon-des-bouexieres-5389431.html
[6] http://saint-nazaire.hautetfort.com/archive/2012/06/16/les-walsh-de-saint-nazaire.html
[7] http://saint-nazaire.hautetfort.com/archive/2012/06/15/bonnie-prince-charlie-ou-the-young-pretender.html
[8] http://saint-nazaire.hautetfort.com/archive/2012/10/03/la-seigneurie-de-la-treballe.html